J'avais six ans et demi, et je savais enfin lire. Ce qui me semblait un juste retour des choses. Ne devais-je pas désormais dormir toute seule dans une chambre, au lieu de rester avec mes frères ? N'avais-je pas dû accepter une paire de lunettes "sécurité sociale", qui avait fait fuir mon amoureux, Gérard, le fils de l'ophtalmo ? La lecture était une sorte de compensation, méritée, de tous ces sacrifices. Er j'adorais ça.
Voici comment j'opérais. Je rangeais fort soigneusement, à mon goût, ma petite chambre jaune. J'aplanissais mes draps et la courtepointe orange, je disposais mes jouets sur les étagères, et je posais Isabelle au milieu de la pièce, debout, pour faire comme si c'était elle qui me recevait. Isabelle, c'était ma poupée préférée, elle était "presqu'aussi grande que moi", et portait une belle robe de velours bleu, confectionnée par ma mère, elle était blonde et avait les yeux bleus. Grande, blonde, aux yeux bleus : mon exact contraire. Elle tenait sur ses pieds, et était articulée. Quant tout était prêt, je grimpais dans mon lit, allumais ma petite lampe à l'abat-jour rose, et je commençais à lire un livre à Isabelle, qui écoutait toujours religieusement. Lire à voix haute, comme à l'école, m'aidait considèrablement à maîtriser les mots difficiles. Ce soir-là, c'était les noms propres qui me posaient problème. "Thénardier", surtout (un nom monstrueux pour mes six ans et demi), mais aussi "Eponine", et "Azelma" : eh oui. J'avais commencé l'histoire de Cosette, dans les Misérables.
Au bout d'une page ou deux, j'ai arrêté de lire à voix haute, et j'ai continué "dans ma tête". Cosette devenait de plus en plus malheureuse. Elle était battue, et devait travailler sans arrêt. Elle était en "haillons", ce qui voulait dire qu'on voyait sa peau bleue à travers les trous de ses vêtements. Elle avait les pieds nus, et mentait "le cheval a bu, et même il a bien bu", pour ne pas chercher de l'eau. On l'envoyait quand même !!! (mon coeur se serrait de plus en plus fort), elle sortait dans la rue, le soir, avec son grand seau, et s'arrêtait à une boutique pour admirer une poupée "presqu'aussi grande qu'elle"...
C'en était trop . Je me suis redressée dans le lit, j'ai lancé de toutes mes forces le livre loin de moi, à travers la pièce. Il a heurté le front d'Isabelle au passage, elle est tombée de tout son long et a fermé ses paupières articulées, de surprise sûrement : c'était la première fois que je la brutalisais... Le livre a rencontré l'étagère, qui en est tombée, et a fini écrasé, tout ouvert, sur le sol. Je suis sortie de mon lit : debout, pieds nus, je sanglotais éperdument, de plus en plus fort, et ma mère est entrée dans la pièce.
"Qu'est-ce qui se passe encore ? Qu'est-ce que c'est que ce bazar ? Allez, recouche-toi, arrête de pleurer et explique-moi pourquoi tu es dans cet état !"
J'ai obéi, et j'ai expliqué à ma mère qu'il fallait qu'elle aille tout de suite, là, maintenant, chercher Cosette pour la ramener à la maison : on l'habillerait avec la robe de velours d'Isabelle, elle dormirait dans ma chambre, dans le lit de la poupée, elle aurait bien chaud, je lui prêterais mes chaussettes, celles qui me montaient jusqu'aux genoux, on lui donnerait du chocolat et du lait Nestlé, et plus personne, jamais, ne lui ferait de mal. Il fallait absolument que Maman parte TOUT DE SUITE la chercher...
Ma mère a soupiré que j'étais décidément une enfant bien trop nerveuse et elle a pris mes mains dans les siennes, comme quand elle voulait que je l'écoute pour de vrai. Elle me dit qu'elle ne pourrait pas aller chercher Cosette, ni la ramener à la maison, PARCE QUE COSETTE N'EXISTAIT PAS.
Ca ne me surprit pas vraiment : je m'en étais vaguement doutée, mais ça ne me calma pas du tout, au contraire : je repartis dans une crise de larmes. Je ne pouvais pas faire comme si je n'avais pas lu, n'est-ce pas. Il fallait trouver une solution...
Ma mère reprit, calmement, que je devais peut-être continuer ma lecture. Le Monsieur qui avait créé Cosette, dans le livre, allait sûrement arranger les choses pour elle ?
Non, ça ne me convenait pas. Ce que je voulais, si on ne pouvait pas faire venir Cosette, c'était que le Monsieur...
-"Victor Hugo", précisa ma mère.
... Que le Monsieur Victor Hugo, donc, vienne alors, tout de suite et qu'il corrige son livre-là : qu'il raye toute l'histoire de Cosette, qu'on ne voit plus du tout les mots et qu'à la place des vilains mots, par dessus, il réécrive toute l'histoire et même que Cosette elle serait avec sa Maman et qu'elle aurait une maison et, et, et...
-"Hélas", dit ma mère qui, ô sacrilège, semblait s'amuser de mon désarroi, "ça va être difficile de faire venir Victor Hugo ici !"
J'ai demandé, les yeux encore humides, pourquoi on ne pouvait pas aller le chercher. Et j'ai appris que cela faisait bien 80 ans qu'il était mort... ce qui me fit repartir de plus belle..
Mes frères déboulèrent alors dans ma chambre : pourquoi pleurais-je ainsi ? Ma mère leur expliqua : c'était parce que Victor Hugo était mort. Ils se mirent à rigoler (et ce n'était que pour la première fois, car l'histoire allait tomber dans la légende familiale et déclencherait souvent l'hilarité), je les détestai instantanément et, pour finir, ma mère mit tout le monde dehors, ramassa Isabelle, l'allongea dans mes bras, alla chercher le livre, s'assit sur mon lit et, de sa voix claire et forte, finit de nous lire l'histoire de Cosette.
Dès que Jean Valjean apparaissait, Cosette était sauvée, et moi aussi. C'était donc vrai, que Victor Hugo ne la laissait pas tomber...
Je m'endormis sur cette pensée réconfortante, en mélangeant un peu le Père Noël, Jean Valjean et son créateur certes ! J'avais six ans et demi, et c'était fait : j'étais devenue une lectrice de Victor Hugo. Et ça n'était pas près de s'arrêter !