C'était, je crois, l'argument principal, avancé par les réfractaires de la "marche citoyenne" : la "récupération politique", par tous les bords. Certes. Sauf qu'hier, les millions de marcheurs étaient si diversement bras dessus-bras dessous, ensembles dans leurs différences ontologiques, qu'ils finissaient, à force, à ne représenter qu'eux-mêmes, et rien de plus : aller gratter quelque chose là-dessus, vous...
En fait, mes potes anarchistes ou trotskystes qui appliquent leurs grilles d'analyse politique, suivant leurs convictions profondes et sincères, et donc ont refusé de participer au rassemblement, soit parce qu'il "n'était pas question de défiler derrière Merkel ou Sarkozy", soit parce qu"accepter l'unité nationale, c'est accepter le renforcement d'un régime policier, en prévision de l'instauration d'une sorte de Guantanamo à la française quoi, et abandonner l'internationialisme social", peuvent aussi (surtout ?) être soupçonnés d'anti-bisounoursisme primaire...
Tout le paradoxe était là. Nos "tontons flingués" (si j'emprunte au grand frère du Clopinou le concept de "tontons" pour qualifier les caricaturistes assassinés de Charlie Hebdo) étaient tout, sauf des bisounours. Alors le grand élan compassionnel, les Marseillaises entonnées à pleins poumons, les sourires aux policiers et la mine grave des grands de ce monde, le flot humain où le punk à chien (on en a vu un particulièrement conceptuel, tout y était, jusqu'au pack de Kro) côtoyait le loden de la bourgeoise (qui affirmait "je suis Charlie" alors qu'elle se serait sûrement évanouie à la lecture de Maurice et Patapon, qui était quand même une sorte d'indépassable du scatologique !), cela "faisait rudement drôle".
Pas étonnant que l'équipe de Charlie, Pelloux en tête, se sente "écrasée" : voici les vilipendés d'autrefois, les "poils à gratter", les bouffons qu'on ne se gênait pas de couvrir d'amalgames aussi faux que nauséeux, promus au rang de Héros Républicains, de Sauveurs de la Patrie. Alors que, quand même, le bleu-blanc-rouge n'étaient pas leur palette préférée, et c'était souvent dans le rouge, le noir, sans oublier le vert écolo, qu'ils plongeaient leurs stylos !
Très modestement, je crois que les abonnés ou lecteurs assidus de Charlie avaient eux aussi la tête qui tournait un peu (enfin, la mienne n'était pas très stable), hier : je me suis retrouvée plongée dans des tas de conversations, dont une particulière, avec deux "dames" qui ne connaissaient de Charlie que la fameuse une "Bal tragique à Colombey : un mort". Cette "une" les avait choquées, elles ne l'avaient même pas comprise, et m'ont demandé de la "décrypter".
Je ne sais pas si j'ai réussi ma démonstration, parce qu'elles étaient"trop" : "trop" gentilles, "trop" respecteuses d'autrui, "trop" sincères dans une foi religieuse qui les protège contre le sordide du réel, pour s'extraire suffisamment d'elles-mêmes pour rire enfin, d'un grand rire libérateur...Mais comment ne pas parler à qui manifeste avec vous . La douceur, l'urbanité qui régnaient dans cette manifestation étaient une grande première pour moi. Les gens n'avaient pas seulement envie de se parler : ils avaient surtout envie de se sourire !
Bon, ce que je suppose, c'est que les tontons flingués, eux, auraient bien ri de voir mes efforts (sincères, en plus) pour être au diapason de cette harmonie "universelle"... Mais qu'ils auraient été touchés, quand même, finalement, par la douceur citoyenne du Grand Bisounours Souriant qui a présidé toute la journée, et qui tentait de dépasser ainsi les crimes qui ont associé dans le sang juifs, flics, citoyens lambdas et Charlie.
A part ça, on a réussi à s'engueuler Clopin et moi (petite touche discordante dans l'universelle bienveillance de la journée), mais ça s'est arrangé, et puis on a eu un succès fou. Enfin, "on" n'est pas le vrai sujet. Ce sont surtout nos crayons qui ont été tellement photographiés qu'on s'attend, Clopin et moi, à les retrouver dans certains coins du web.
J'avais demandé à Clopin de nous fabriquer de "gros" stylos, qu'on pourrait brandir commodément pendant la manif et qui proclameraient "je suis Charlie". Clopin s'est appliqué, bien entendu, comme il le fait toujours, et il a ainsi concentré les trois concepts qui parcouraient la manif : à savoir le slogan "je suis Charlie", le symbole du "crayon" et la métaphore du "crayon = une arme".
Voici la photo des crayons en question. Comme ils condensaient effectivement les concepts, ils ont attiré fortement l'attention - et j'en étais à la fois excitée et émue, toute "fiérote" quoi, tout en relativisant, bien sûr.
Mais comment et pourquoi relativiser l'émotion, au fait ? N'est-elle pas aussi puissante que la raison et la révolte, finalement ? Je n'en sais rien encore, mais je dois bien avouer que j'ai été transportée, hier, de la République :
à la Nation :
Et qu'importe si les "vrais" lecteurs de Charlie n'étaient qu'un minuscule grain dans ce flot humain ? Qu'importe même si le prénom "Charlie" était ainsi "volé" à ses légitimes propriétaires, les auteurs, journalistes et dessinateurs, pour que tout le monde, c'est--à-dire n'importe qui, se l'approprie ? Qu'on l'appelle "liberté" ou "Charlie", ce grain-là ne peut mourir !!!
Nos Tontons Flingués n'auraient pu s'empêcher de la trouver belle, la manif d'hier. Aussi belle que le regard grave et fier de l'inconnue (qui pourrait s'appeler Marianne) qui les célébrait ce jour-là....